« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Cette citation du philosophe et écrivain italien Antonio Gramsci, mort en 1937, a souvent été reprise et sa pensée a fréquemment inspiré l’analyse des bouleversements du monde. Entre une culture, une Histoire, une vision de sa place dans le monde, d’un côté et et son incapacité à s’en extraire pour penser un nouvel état russe de l’autre, Moscou donne vie à ces monstres que Gramcsi a vus naître avec Mussolini et Hitler, ces monstres qui jalonnent l’histoire contemporaine et qui resurgissent aujourd’hui en Russie.
En 2022, deux livres, « Le Mage du Kremlin » de Giuliano da Empoli et « Z comme Zombie » de Iegor Gran ont convoqué des figures connues de la fiction, le mage et le zombie, pour dépeindre le contexte russe, et l’analyser. Deux ouvrages aux ambitions, aux styles et aux approches différentes, mais qui s’attaquent à la même problématique : le système Poutine et sa machine infernale de propagande, avec l’idée que pour comprendre l’incompréhensible, rien n’est plus efficace que la fiction.
Moi ce que j’aime c’est les monstres : La fiction au service du réel
Sorti en avril, Le Mage du Kremlin, premier roman de son auteur, raconte le parcours de Vadim Baranov (alter-ego fictionnel de Vladislav Soukov, ancien spin doctor dePoutine), de la chute de l’URSS et de ses rêves de théâtre d’avant-garde, jusqu’à son accession aux plus hautes sphères du nouveau pouvoir russe. Avec sa prose poétique, qui contraste avec les violences du pays et de l’entourage de Poutine, raconté par un homme qui ne saura jamais véritablement intégrer le système, Baranov sera sorcier parmi les guerriers. Le Mage du Kremlin nous plonge dans 40 ans d’histoire de la Russie, Terre du Milieu trop vaste, peuplée de fous et d’étranges héros.
A l’origine utilisé pour désigner un disciple de Zarathoustra – un homme suivant un prophète -, le mage définit plus largement celui qui pratique les sciences occultes, la magie. Quelqu’un qui a donc le pouvoir de modifier la matière, ou sa représentation chez les autres. Il peut être créateur de chaos (Poutine dira d’ailleurs dans le roman « Le Chaos est notre ami »), tisser des maléfices, maudire, mais aussi potentiellement réenchanter le monde.
C’est une figure ambivalente que Baranov incarne à merveille. Seul personnage fictif du roman, son rôle de spin-doctor atypique au passé artistique lui permet d’aborder Poutine de la même manière qu’il est lui-même investi par Da Empoli : comme un personnage qu’il modèle, qu’il construit, qu’il dirige. Ainsi Baranov va utiliser la fiction à grande échelle pour construire le narratif de la nouvelle Russie poutinienne, et l’auteur va, quant à lui, se servir du roman pour combler les vides entre les faits et saisir les affects et les vérités des personnages.
Giuliano précisera dans un entretien au “Corriere della Sera” en avril :“L’idée sur laquelle j’ai commencé à travailler il y a sept ou huit ans consistait à me mettre dans la peau de ce type de personnage. Or, paradoxalement, la fiction est l’unique vecteur qui permet de toucher à une forme de vérité.”
L’auteur applique cette méthode à l’ensemble du pays. Avouant lui-même ne pas être spécialiste de la Russie, même s’il est familier des rouages du pouvoir puisqu’ il a été conseiller de Matteo Renzi à la mairie de Florence, puis au Conseil des ministres italien et l’auteur d’un essai sur les spin doctors populistes, il parvient en 300 pages à décrire l’évolution d’un pays, les changements dans la représentation que s’en font ses citoyens… En se rappelant de « l’énergie noire du Kremin »2, il construit un portrait glaçant d’un régime violent et presque médiéval, où les gangsters, motards, espions font la loi dans une dialectique de puissance et de peur, qui place la soumission au pouvoir au-dessus de tout et fait de la société civile une masse terrifiée.
« La Cour a toujours été la seule façon d’accéder au pouvoir et aux richesses. S’appuyer sur les passions populaires ne sert à rien en Russie. Le meilleur moyen est l’adulation, pas le talent. Le silence, pas l’éloquence ». (Le Mage du Kremlin)
Main basse sur la Zombocaisse3 : l’usine à mythes de Poutine
En septembre 2022, c’est au tour de Iegor Gran de convoquer son monstre, avec Z comme Zombie4, une étude au vitriol de la propagande russe, et surtout de ses effets sur la population, décrite comme évoluant dans une société déliquescente, fascinée par l’illusion de sa puissance. Écrit à la première personne, le livre renoue avec le reportage gonzo au style acéré et cru créé par Hunter S. Thompson, un genre qui fait du journaliste le protagoniste de l’histoire, sans revendiquer une quelconque objectivité, et qui ne retient pas ses coups. Iegor Gran est seul dans son « Zombieland radioactif », à discuter avec les morts vivants.
On notera d’ailleurs que traditionnellement, avant sa relecture moderne initiée par George Romero, le zombie est, à l’origine, ramené à la vie par un nécromancien, un sorcier, un mage.
« Le zombie avale tout, et en redemande. Quel est cet envoûtement ? » (Z comme Zombie)
La « zombocaisse » c’est la télévision, premier point commun entre les deux ouvrages. D’un côté la télévision décrite comme le « Coeur névralgique du nouveau monde qui, avec son poids magique, courbait le temps et projetait partout le reflet phosphorescent du désir » (Le Mage du Kremlin), et de l’autre, la « zombocaisse » popularisée dans les années 90 est une « formidable usine à décerveler » (Z comme Zombie) qui hurle à longueur de journée la propagande du régime.
Les Russes ont accès à Youtube (et 49 millions de personnes l’utilisent), à des médias variés, et selon l’auteur ont parfaitement conscience que la « zombocaisse » diffuse des manipulations trop grossières pour être crédibles. Iegor Gran interroge donc le côté consentant de cette zombification, de la servitude du peuple qui laisse son humanité de côté et soutient une guerre meurtrière à ses frontières.
Gran brosse le portrait d’une Russie dépendante de ses mythes, d’une fiction qui porte aux nues des dictateurs sanguinaires, un roman national basé sur la peur, et un pouvoir politique fort. Les Russes vivent dans une construction imaginaire construite et entretenue par le pouvoir, ce que Da Empoli théorise également dans Le Mage du Kremlin : « Il n’y a pas de limites à la capacité créatrice d’un pouvoir déterminé à agir, pourvu qu’il respecte les règles fondamentales de chaque construction narrative. La limite n’est pas constituée par le respect de la vérité, mais le respect de la fiction ». La Russie de Poutine tourne donc volontairement le dos à son présent, préférant une projection fantasmée, une position d’endurance perpétuelle face aux humiliations qui finit par triompher.
« Depuis plus d’un siècle la Russie s’entête à vivre dans des fictions parallèles. Elle s’invente des combats métaphysiques dans lesquels elle met toute sa foi et son avenir ». (Z comme Zombie)
Z comme Zombie pourrait se lire comme une suite au Mage du Kremlin, dans laquelle les mythes que Baranov/Sourkov a contribué à construire sont amplifiés pour se substituer au réel. La fiction devient l’unique grille de lecture du monde d’une population russe déshumanisée : « C’est bien le culte de la fiction qui pousse aujourd’hui les russes à préférer les morts ukrainiens à la vie de leurs propres enfants » (Z comme Zombie).
Ces deux ouvrages constituent un corpus récent qui illustre un paradoxe fascinant sur l’usage de la fiction : elle est un moteur d’une efficacité redoutable pour comprendre la réalité russe vue d’Occident, mais devient aussi un piège dans lequel la population et le régime de Poutine complaisent, les deux fascinés par le mythe de “L’âme slave“.
Dostoïevksi, Gogol, Ziamatine, Tolstoï deviennent des clés de lectures indispensables pour saisir le fonctionnement de la Russie, comme le dit Giuliano Da Empoli : « La littérature russe, tout particulièrement, joue un rôle fondamental dans son rapport à la société et à la vie politique. Et pour cause : la vérité en Russie est généralement refoulée ou réprimée. La fonction de la littérature consiste donc à faire connaître cette vérité ou du moins à essayer de l’atteindre, sans forcément être idéologique. »5
par Thibault Lafont
Références
- Le Mage du Kremlin, Giuliano Da Empoli, Gallimard, 2022
- Interview : Giuliano Da Empoli : «Dans « Le mage du Kremlin », j’ai souhaité montrer Poutine de l’intérieur» | Viabooks https://www.viabooks.fr/interview/giuliano-da-empoli-le-mage-du-kremlin-roman-vladislav-sourkov-vladimir-poutine-academie-francaise-127217
- Référence au film de Sidney Lumet « Network – Main basse sur la télévision », 1976
- Z comme Zombie, Iegor Gran, P.O.L., 2022
- Le théâtre d’avant-garde au service de Poutine – SWI swissinfo.ch https://www.swissinfo.ch/fre/politique/le-th%C3%A9%C3%A2tre-d-avant-garde-au-service-de-poutine-/47636648
Pour aller plus loin
- Iegor Gran: «La société russe est tombée dans un gouffre moral» https://www.lefigaro.fr/vox/monde/iegor-gran-la-societe-russe-est-tombee-dans-un-gouffre-moral-20221006
- Un panel de nos dernières Conversations creusaient le rôle de l’information et de la propagande dans la stratégie russe : https://www.youtube.com/watch?v=9ECo9cDFFLs&t=3022s
- Nicolas de Pedro évoque dans cette autre conférence des Conversations l’impact de la propagande et de Russia Today en Amérique Latine : https://www.youtube.com/watch?v=543bsy5D7PM&t=23s
- Et pour comprendre l’anatomie de l’invasion russe : https://www.youtube.com/watch?v=b6FqhBSczbM
Crédit photo : Sputnik/Mikhail Klimentyev/Kremlin via REUTERS.